ASSEMBLÉE DU DÉSERT

DIMANCHE 2 SEPTEMBRE 2001

 

 

 

" Vos fils et vos filles prophétiseront... "

(Joël 3, 1)

 

 

 

 

 

Textes de la prédication et des allocutions

Prédication : Régina Muller.

Pasteure de l'Eglise Réforme de France à Uzès (Gard)

Je répandrai mon Esprit sur toute chair.

Vos fils et vos filles prophétiseront,

vos vieillards auront des songes...

Il faudrait être difficile et bien méfiant pour dédaigner cette promesse exaltante !

Qui ne désire pas l'accomplissement de cette prophétie ?

Cette assemblée du Désert, peuple de prophètes, envoyés par Dieu pour leur temps, ce serait une belle image du protestantisme :

OUI, on aimerait que nos fils et nos filles soient prophètes, qu'ils aient cette clairvoyance qui donne à voir ce que d'autres n'ont pas encore remarqué, qu'ils aient de l'avance sur leur temps, qu'ils appartiennent à une élite d'inspirés.

Et nos vieillards, là, sous les châtaigniers, on les verrait bien songer avec philosophie aux leçons que la vie leur a données pour transmettre leur sagesse à nos enfants...

Vouloir être prophète, c'est une noble ambition, et en ce sens, un service qu'on offrirait à l'humanité. C'est une noble ambition parce que le mot prophète s'est détaché du contexte biblique pour rejoindre le vocabulaire courant. Et peut-être s'est-il aussi émancipé de sa source : l'Esprit de Dieu, la présence concrète de Dieu dans la destinée des hommes.

Là, on arrête de rêver, des réserves se lèvent dans nos esprits.

Des prophètes religieux... qui ont des expériences immédiates avec Dieu ? non merci ! C'est du ressort de la psychiatrie, ou pour être plus modéré, ce n'est pas dans le goût du protestantisme, ces expériences mystiques de fusion avec le divin.

Et si l'apôtre Paul nous dit : ayez pour ambition les phénomènes spirituels, surtout la prophétie. (1 Cor. 14:1) , on répond :

- Pour ce qui est de l'Esprit Saint, on a ce qu'il faut, puisqu'on confesse que Jésus-Christ est Seigneur ; Le Christ habite en nous, il nous donne sa Parole et elle nous fait vivre parce qu'elle est actualisée et illuminée par son Esprit .

- Quant au charisme de prophétie, c'était valable pour le contexte de l'Eglise primitive : les perspectives de persécution toute proche, le retour imminent du Christ en gloire...

- Mais penser avec ces catégories mentales de fin des temps, alors que l'histoire a pris le temps de nous en donner un démenti... c'est être en décalage avec son époque, c'est être illuminé ou fondamentaliste.

Alors c'est NON ! Plus besoin de prophètes !

Nous n'avons pas besoin de ces prophètes là, pour résister aux nouvelles tentations, pour protester contre les abus de pouvoir, pour dénoncer l'injustice... nous avons la Parole de Dieu !

Vous avez raison. Tous les prophètes, à une exception près, ont refusé, ont résisté à l'appel qui les poussait à porter la Parole. C'est même là, la caractéristique des prophètes : il n'ont pas eu l'ambition de l'être, n'en ont tiré aucune fierté et se sont même cabrés. L'exemple type, c'est Jonas qui prend l'ordre de mission à contre-pied avant d'être rattrapé par le désir de dire haut et fort, les protestations et la miséricorde de Dieu.

Oui, cette expérience ne relève pas de l'ambition humaine. et je dirais même, que l'expérience prophétique reste avant tout l'expérience de Dieu : l'homme devient l'expérience de Dieu .

Tous les hommes peuvent devenir l'expérience de Dieu, quels qu'ils soient, du plus jeune au plus vieux, du plus respecté au plus méprisé.

La prophétie de Joël répond au vœu exprimé par Moïse " si seulement tout le peuple du Seigneur devenait un peuple de prophètes sur qui le Seigneur aurait mis son esprit ! " (Nb.11, 29)

Mais elle va encore au-delà de son souhait, puisqu'elle l'élargit à l'humanité entière, " Même sur les serviteurs et les servantes, je répandrai mon Esprit ! "

C'est à la Pentecôte, quand l'Esprit a été donné en abondance aux disciples, qu'on a compris que ce n'était ni un vœu pieux, ni une promesse en l'air. Ici se réalise la prophétie de Joël !

Ici en Cévennes et dans les régions avoisinantes, des hommes et des femmes ont montré qu'avec Jésus-Christ, l'homme devient pleinement l'aventure propre de Dieu.

Ils ont cru fermement que la Parole de Dieu pouvait faire une intrusion dans l'histoire, et que c'était elle qui faisait l'actualité en leur recréant un avenir.

Oui, c'est l'ambition de Dieu de faire sans cesse l'expérience de l'homme de le rencontrer, de lui révéler ses projets, projets que notre imagination et notre raison ne peuvent saisir naturellement.

Car Dieu se cherche continuellement des partenaires pour qu'ils soient habités par sa plénitude, il se cherche des collaborateurs, des confidents pour partager ses dons.

Il cherche des hommes et des femmes qui partagent l'aventure tragique de son amour, car " son désir de donner est toujours plus grand que notre désir de recevoir " dit St Augustin.

Dans la première alliance comme dans la seconde, les prophètes, ces personnes qui communient étroitement à l'action de Dieu dans le monde, ne présentent aucune disposition naturelle. Ce sont souvent, comme les prophètes Amos, Jérémie, Samuel et bien d'autres, comme ces enfants, ces bergères, ces cardeurs, ces paysans cévenols du XVIII° siècle, des êtres saisis par la Présence agissante de Dieu, mais sans que Dieu ait pris la peine de les préparer.

Et en faisant cette expérience de l'homme, Dieu, nous signale à la fois la souveraineté de ses initiatives et la gratuité de son amour. Car cette visite inopinée de l'Esprit est d'abord une révélation de l'amour sans bornes de Dieu, et dans l'instant, l'homme connaît l'épanouissement d'une expérience d'amour. Un amour tellement fort que les visions qui l'expriment sont marquées par la violence, un amour tellement inouï, que son passage dans le cœur de l'homme laisse des traces indélébiles, comme une blessure qui fait craquer les limites de ses étroitesses, de son langage, de ses aptitudes... une blessure qui élargit son être aux dimensions de Dieu.

C'est une folie que l'infiniment grand puisse faire ses quartiers dans notre étroite finitude.

Quel pied de nez pour notre mentalité naturelle ! les intuitions essentielles du sens de la vie sont obtenues non par la voie lente d'une évolution, d'une sagesse besogneuse, mais par un don direct et soudain de Dieu.

Quel pied de nez pour notre culte de la compétence et de la performance ! Dieu peut nous faire participer à sa vie et nous donner cette seule compétence qui est d'entrer dans son intimité.

Cette expérience là décide de toute notre histoire.

Elle fait basculer la vie ordinaire de ces prophètes dans un destin extraordinaire. Ils sont envoyés aux hommes pour leur dire : Dieu n'a d'importance que s'il est de suprême importance. Et c'est là leur seule compétence, c'est tout ce qu'ils savent avec certitude, c'est ce qui les arme pour aller contre l'ordre établi, contre la dictature des évidences reçues.

Toute leur mission est ordonnée à cette conviction passionnée. Alors ils ont la force de ne plus transiger, de ne faire aucune concession qui affadirait l'amour de Dieu. Ils ne font rien pour aménager les exigences de Dieu rien pour accommoder sa volonté à l'esprit du temps.

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Quand Dieu intervient de façon aussi directe dans l'histoire, c'est qu'il y a un état d'urgence, un état de ruine encore invisible pour la vigilance commune et même pour la pensée religieuse.

Ces porte-parole sont envoyés pour mettre un point d'exclamation à la Parole de Dieu, à cette Parole qu'on a pourtant tous à disposition.

Car les premiers avertis par les protestations prophétiques, sont souvent ceux qui se réclament de Dieu, ceux qui portent témoignage de cette justice qui n'est pas celle des forts, mais celle d'un Père attentif aux plus petits.

Par leur bouche, on peut entendre, (et malheureusement, à posteriori parce que notre sens de la mesure, notre bon sens nous portent à les dédaigner, à les persécuter même), par leur bouche, on entend Dieu dire : " Ca suffit, ça ne peut plus continuer ainsi, vous ne voyez pas que vous travaillez à votre propre effondrement !

- quand vous cherchez des garanties auprès des hommes, des confirmations auprès de l'opinion publique, des certificats de bonne conduite auprès d'autres instances que celle de ma volonté,

- quand vous enfermez mes projets pour vous et pour l'humanité dans la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de votre seul raisonnement,

- quand vous étouffez la créativité de mon esprit par vos convenances spirituelles, en cherchant des signes, des attestations spectaculaires qui prouveraient ma présence,

- quand vous cherchez à copier par tradition, aussi récente soit-elle, des expériences que d'autres ont faites,

- quand vous ne faites même plus droit à mon espérance en vous résignant, en écoutant les prévisions de vos calculs mentaux,

- quand vous anesthésiez votre compassion pour le prochain tout proche, quand vous pactisez sans vous en rendre compte avec toutes les formes subtiles de l'injustice en voulant maintenir vos projets égoïstes...

je ne peux pas rester passif ! Ma sainteté, ma justice, mon amour sont offensés. Provoqués même !

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Les prophètes ne seraient-ils que des messagers du NON de Dieu, ne seraient-ils que des prophètes de malheur ?

Non ! précisément parce que les injustices, les entreprises des hommes qui se croient maître de leur destin en étant maître de leur prochain, provoquent la sainteté, de la justice et de l'amour de Dieu ... à se manifester.

C'est vrai que presque tous les prophètes commencent par un message de ruine et d'avertissement mais c'est pour parvenir à parler d'une aurore et proclamer haut et fort, un message d'espoir.

Presque tous les prophètes ont un message éminemment social et pourtant, ce ne sont pas des révolutionnaires poussés par un messianisme politique ou par une tocade éthique. Ce n'est pas leur propre aspiration à la justice qui lèvent les prophètes : ils ne sont que des réponses à cet appel pressant de la miséricorde de Dieu.

L'ordre de Dieu, son projet de salut pour l'humanité, ne tolère pas qu'on trompe un seul de ces petits par des sécurités illusoires, pas des faux-semblants spirituels ou par des logiques gouvernées par l'intérêt de quelques uns.

Le contenu de la Parole prophétique peut aller jusqu'à heurter les instincts naturels de la morale .

On le voit avec le prophète Jérémie : la fuite, la passivité face au Colosse babylonien qui envahit le pays est la seule proposition de vie que Dieu fait à son peuple.

Et pour l'époque, c'était ériger la trahison en vertu.

Ce qui est demandé en priorité au prophète, n'est pas d'améliorer la moralité dans le monde. Ce serait là une contrefaçon de la parole prophétique.

Ezéchiel (22:28) dénonçait les faux prophètes qui enduisent de crépi les puissants pour leur donner bonne conscience. Et on peut le voir de nos jours : le souci éthique les grandes entreprises n'est qu'un argument de vente.

Voyez, ce milliardaire américain, philanthrope qui se veut prophète des mouvements anti-mondialisation tout en continuant à faire fortune par une spéculation agressive !

Amos, Jérémie, Esaïe ne considèrent pas le choix éthique et politique comme le tout du message divin.

Lorsque les solutions des réformes politiques sont épuisées, lorsque les mouvements de protestation contre l'ordre du profit et de l'efficacité sont en voie d'être récupérés, lorsque les valses éthiques, aussi généreuses et réparatrices soient-elles, ne parviennent plus à changer les comportements, on peut encore attendre une parole percutante.

Tout n'a pas été dit, car au-delà, se trouve la miséricorde de Dieu. Alors il reste encore une marge, où l'option ne peut plus se faire qu'en rapport immédiat avec le pardon de Dieu.

Non, crient les prophètes, non le destin n'est pas une fatalité qu'on subit, c'est un choix.

L'option prophétique nous propose une autre voie, un au-delà à la résignation et aux habitudes où l'irrémédiable peut encore bifurquer.

Pour l'homme non prophétique, le temps est le noir destructeur, l'histoire est absurde avec sa morne répétition de haines, de carnages et de rêves mort-nés.

Mais par la bouche des prophètes, les hommes peuvent revenir sur leurs agissements devant Dieu et laisser sa Parole insérer un nouveau moment créateur dans le cours de l'histoire.

Il faut bien qu'il ait une voix qui puisse dire NON à l'homme, une voix qui exige, qui oblige par amour, une voix tranchante, sans hésitation ni timidité, équivalente en puissance spirituelle, au pouvoir destructeur de l'être humain.

Il faut entendre un NON de Dieu pour s'engager dans le OUI de Dieu, le Oui à une vie conduite par la créativité et la liberté de son Esprit.

Oui, tous peuvent être concernés, des femmes et des hommes qui sont saisis par l'amour du Christ, empoignés par la douceur de son Esprit qui les aimante à sa personne. Des hommes et des femmes qui ne voient plus le monde et les choses qu'avec le regard plein de compassion de Christ, lui qui n'est pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver.

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Car attention ! la Parole de Dieu, le rayonnement de sa présence dans l'histoire n'a pas besoin de ceux qui contredisent systématiquement les opinions dominantes, de ceux qui dénoncent la pauvreté de notre culture et des valeurs ambiantes avec hauteur, ou de ceux qui, entre amis, autour d'un bon repas, font des commentaires offusqués sur la perversité des puissants et la pauvreté dans le monde.

Il a besoin de toi, comme d'un confident, d'un collaborateur avec qui il partage tous ses dons, toutes ses bénédictions, tous ses rêves, parce que, comme le faisait remarquer Ch. Wagner, " l'homme est l'espérance de Dieu ".

Tous les domaines où l'esprit de l'homme s'actualise, que ce soit l'éthique, la culture ou la foi, peuvent être investis par un message prophétique, c'est à dire par la folle ambition de Dieu de faire l'expérience de notre finitude pour l'élargir à la largeur, à la longueur, à la hauteur et à la profondeur de son amour.

Il a besoin de prophètes qui rappellent que notre vie ne se limite pas à ce que nous en comprenons, à ce que nous imaginons, mais qu'en accueillant l'Esprit de Dieu, elle n'est plus assujettie à des normes, à des conditionnements sociaux, à nos seuls désirs, à nos seuls instincts de survie, à nos seuls pulsions, à nos seules habitudes et à nos hésitations morales.

Dieu se cherche des prophètes et pas seulement pour l'urgence des temps de crise, ou pour conforter les millénaristes dans leur panique, il se cherche des hommes et des femmes qui disent avec Esaïe, " je ne suis pas meilleur que les autres ".

Dieu se cherche des témoins passionnés pour actualiser sa Parole parce que si le prophète reçoit de visions, ce n'est pas pour rejoindre les téléspectateurs du JT, qui n'a que son opinion et ses émotions passagères, mais pour être provoqué à changer le prévisible par les paroles de l'Évangile qui se lèvent dans sa conscience comme des mots d'ordre.

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Tu peux être de ceux-là parce qu'en chaque homme, il a laissé cette aptitude à être prophète.

Ne crois-tu pas que le Christ habite pleinement en toi par son Esprit prophétique. Ne crois-tu pas qu'il te maintient ouvert à cette Présence spirituelle qui te fait obéir non pas soumission craintive mais par participation à son amour ?

Laisse-toi façonner par l'Esprit qui n'attends que ton oui pour élargir ton esprit à ses vues, à ses visions d'espérance.

Laisse-le s'infiltrer là où tes projets sont remis en cause, là où tes attentes sont déçues, là où tes efforts s'essoufflent, laisse-le orienter le dynamisme de tes ambitions naturelles vers un horizon plus large, vers l'ambition de Dieu qui veut que chaque homme soit prophète.

Souviens-toi qu'avec les Pentecôtes successives, les disciples incapables de témoigner de la résurrection de l'espérance avec leur seule mémoire des paroles du Christ présent à leurs côtés, ont été visité par la puissance de l'Esprit du Christ.

C'est lui qui leur a permis de surmonter leurs doutes, les a lancés dans le témoignage audacieux et dans la disponibilité concrète au prochain.

C'est lui qui a élargi l'horizon de leur foi. C'est lui qui les a ouvert aux dimensions incommensurables du plan de salut de Dieu, Dieu Père qui veut prendre dans l'élan de sa vie tous les individus, tous les groupes, toutes les réalités.

Dieu a besoin de toi, comme d'un Christ pour les autres, comme d'un révolutionnaire qui s'ignore, comme d'un rebelle malgré lui, parce que poussé par son Esprit .

Tu ne peux pas t'imaginer quel est l'avenir qu'il veut dessiner avec toi, tu n'as pas idée de ce qu'il peux te faire dire et faire .

Tu ne seras pas qu'un visionnaire qui verra la portée spirituelle des événements qui t'entourent, tu ne risqueras pas d'être un songe-creux qui s'entortille autour de son nombril spirituel, parce qu'il t'envoie d'abord à tes frères dans la foi.

Il t'envoie à l'Église, à ta communauté qui devra discerner la pertinence de tes intuitions, parce que tu as encore le droit de te tromper, toutes tes ambiguïtés ne seront pas pour autant balayées.

Il t'envoie à tous, à tes proches, à tes collègues, à tes amis.

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Notre société a besoin de prophètes, et elle s'en cherche au point de suivre n'importe quel faux prophète.

Des faux-prophètes qui spéculent sur le vide spirituel et les aspirations qu'il suscite. Des faux-prophètes qui profitent de l'effondrement de toutes les institutions qui sont là pour produire du sens : que ce soit les Églises, les idéologies ou les partis politiques. Des faux-prophètes qui cherchent à être servis plutôt qu'à servir, des faux-prophètes qui flattent le narcissisme de l'homme. Des faux-prophètes qui promettent des avenirs irréalistes et des échappées belles dans une vie désincarnée.

Écoute la voix de fin silence qui prophétise en toi, fais silence, pour laisser parler le Saint Esprit.

A tes contemporains qui ont dans une main l'évangile de l'épanouissement de soi, et dans l'autre les tables de la performance, à tes contemporains qui dépendent de plus en plus d'enjoliveurs d'humeur pour rester dignes dans ce monde marchand, à tes contemporains qui désespèrent de n'être plus livrés qu'à leur subjectivité, sans orientations, sans horizon, il te fera dire : les exigences de Dieu, ne sont que des harcèlements d'amour.

Et à nous, à l'Église qui n'est pas meilleure que n'importe quelle institution, tu auras peut-être l'occasion de rappeler par ta liberté prophétique, celle du Christ vivant, qui réactualise la Parole de Dieu, tu auras l'occasion de nous rappeler que nous risquons d'éteindre son Esprit en faisant taire parmi nous les voix prophétiques.

Tu auras sans doute l'occasion de nous avertir que nos anticipations du Royaume sont un peu rapides. Parce que si, pour l'apôtre Paul, l'accomplissement des espérances de Dieu fera disparaître tout ce qui est limité, si l'amour seul survivra à la fin de la sagesse et des prophéties, il faut d'abord, que les paroles et les gestes prophétiques puissent hâter cet accomplissement.

Amen.

 

Allocution de Jean-Paul CHABROL

Le prophétisme cévenol de 1685 à 1702

A sa traduction du Théâtre sacré des Cévennes - cette émouvante " bible " du prophétisme languedocien - le prophète anglais John Lacy a donné un beau titre, celui qui exprime peut-être le mieux l'essence même de ce phénomène bouleversant : A Cry from Desert, un " cri jailli du Désert ", ce tragique désert cévenol où " Dieu faisait crier les pierres " selon Claude Brousson.

En effet, en ces années de misère et de crise qui signent le crépuscule du règne de Louis XIV, une parole inouïe et radicale se déploie à travers les Cévennes traumatisées par la Révocation de l'Édit de Nantes.

Cette parole véhémente est celle des petits prophètes qui se sont multipliés en Languedoc oriental depuis 1688. Né cette année-là en Dauphiné, ce prophétisme juvénile franchit le Rhône pour gagner, par violentes bouffées successives, le Vivarais, les garrigues subcévenoles, les basses puis les hautes Cévennes.

Cette parole torrentielle, comme si elle ne se suffisait pas à elle-même, est accompagnée d'une gestuelle stupéfiante qui dérange encore de nos jours. Les petits prophètes soupirent, gémissent, sanglotent, versent des larmes qui sont parfois de sang au grand étonnement des témoins. Ils frémissent ou tremblent de tous leurs membres. Au terme de brutales secousses, ils tombent fréquemment à la renverse. D'autres restent parfois au sol comme morts pendant de très longues minutes.

I. Qui sont ces gens singuliers qui s'expriment ainsi par le verbe et par le corps? Qui sont ces exaltés qui enfièvrent les Cévennes?

 

A l'exception de quelques nourrissons et d'une poignée de vieillards, les prophètes sont dans leur grande majorité des jeunes gens - des filles et des garçons- qui appartiennent à la génération née en deçà et au-delà de la funeste année 1685. Cette génération n'a pas connu l'encadrement religieux et moral des consistoires et des pasteurs. Forcée de fréquenter les petites écoles catholiques et d'aller, sous la contrainte, à la messe, cette génération vit très mal l'hypocrisie qui consiste à être catholique le jour et protestant la nuit. Un prophète camisard a très bien souligné le trouble suscité par ce double jeu honteux. Il écrit : " Forcé par les uns, dès mon enfance, à fréquenter les messes, et instruit autrement par mes parents [...] ma première jeunesse se passa [...] ainsi dans l'embarras de je ne sais quels doutes ".

Ces jeunes filles et ces jeunes garçons sont des gens de peu, des pauvres pour le plus grand nombre : bergers, bergères, brassiers, fileuses, cardeurs... Pour les personnes de qualité, les puissants et les dominants, les prophètes sont des gueux, un ramassis de gens sans aveu, une vile populace de rustres illettrés qui ose se piquer de religion et défier les représentants du Roi. Face au déconcertant comportement des petits prophètes, les bons Messieurs et les bonnes âmes, catholiques et protestants confondus, s'émeuvent, se récrient, se scandalisent. Certains se gaussent et ironisent facilement sur les postures de ces enfants ou de ces adolescents emportés par leur enthousiasme religieux. A l'unisson, ces beaux esprits si raisonnables ne sont pas avares de qualificatifs. Sous leur plume, les prophètes sont des imposteurs, des simulateurs, des comédiens, des fous et des malades. D'autres fantasment sur une " Fabrique des Prophètes " qui n'a, bien entendu, jamais existé. D'aucuns comparent les inspirés à des bêtes qui hurlent comme des loups ou aboient comme des chiens. En un mot, bref et sans appel, et qui fera fortune : ce sont des fanatiques. Plus tard, on écrira des " fous de Dieu ". Et voilà l'inspiration décrite comme un fanatisme sans cesse renouvelé, une épidémie aussi redoutable que la peste. Au refuge, le prophétisme provoque de véhémentes polémiques théologiques. Mais à l'exception notable de Pierre Jurieu et de Claude Brousson, la majorité des ministres manifeste " une réprobation dédaigneuse et obtuse " (E. Labrousse) à l'égard des enfants prophètes.

II. Que disent ces gens du peuple avec leurs pauvres mots prononcés en un français maladroit ? Que signifie cette religiosité émotive, pathologique, qui alarme les " puissances " du Languedoc et chagrine le Refuge ? Quel sens donner à cette formidable prise de parole collective qui embrase le pays cévenol de la Plaine à la Montagne ?

 

Puisant par bribes dans les Écritures et les sermons des prédicants (François Vivent, Jean Roman, Claude Brousson pour ne citer que les plus célèbres), influencés par les lettres pastorales de Pierre Jurieu, les petits prophètes portent la parole biblique jusqu'à l'incandescence. Dans cette langue sacrée, rustique, emplie de formules extraites de l'Ancien Testament, se lisent la punition, la douleur, la fureur, le désespoir et l'espoir.

Ces citations bibliques hachées, ces corps adolescents secoués de spasmes, ces visages torturés et inondés de larmes sont aussi une manière de combler le vide spirituel créé par la désertion des ministres, de combler aussi la distance culturelle qui séparait le peuple de ses minces élites. On est en effet loin, très loin du raffinement théologique, des beaux sermons ampoulés, de la rhétorique brillante et ciselée qui a marqué la littérature classique du XVIIème siècle. A travers ce langage singulier et brutal, c'est la culture religieuse du pauvre qui s'exprime sans fard. Sans équivoque aucune, elle témoigne d'un attachement viscéral à Dieu et à la foi des ancêtres.

Ayant pour mémoire l'errance d'Israël dans le Désert, les inspirés ne cessent de crier - dans un parler biblique chaotique - " l'essentielle blessure dont les huguenots sont à la fois victimes et coupables " (D. Vidal).

Pour comprendre l'origine de cette douloureuse et profonde blessure, il faut se souvenir de la tentative - totalitaire avant l'heure - de Louis XIV d'anéantir non seulement une foi mais aussi une culture façonnée par plus d'un siècle de calvinisme. N'oublions pas les temples détruits et rasés, les pasteurs contraints à l'exil, les cultes et les livres saints interdits. C'est en effet tout l'appareil ecclésiastique qui est détruit en l'espace de quelques semaines et, par voie de conséquence, c'est toute l'armature sociale qui s'effondre laissant le champ libre à ce déferlement de paroles sans précédent. N'oublions pas l'incroyable violence qui s'exerce contre un peuple désarmé et démuni : les brutalités des soldats, le pays mis en coupe réglée, l'exil et le bannissement, les prisons et les galères, les pendaisons, les corps démembrés sur la roue et livrés ensuite au bûcher!

C'est dans ce contexte de crise marquée par la perte des repères identitaires que jaillit la parole dolente des prophètes, " ces pierres que Dieu fait crier dans le désert ".Elle dit d'abord le refus d'un anéantissement annoncé sinon programmé. Elle est l'expression d'une forme d'insoumission inédite.

Ce désastre sans pareil interpelle la génération des inspirés. Prédicants et prophètes trouvent une explication aux malheurs endurés dans les tribulations et les épreuves du peuple hébreu à sa sortie d'Egypte. Tous savent que le peuple d'Israël, dans sa longue errance à travers le Sinaï, a été souvent châtié par Dieu pour sa désobéissance, son infidélité et son idolâtrie.

Les prophètes connaissent par cœur les malédictions promises à un peuple impie. N'ont-ils pas lu dans le Deutéronome, ou entendu dans les Assemblées, cette question que des enfants pourraient un jour adresser à leurs parents punis par Dieu : " pourquoi l'Éternel a-t-il ainsi traité votre pays ? pourquoi cette ardente, cette grande colère de Dieu ? ". Pourquoi les huguenots français sont-ils, eux aussi, châtiés par Dieu ?

Les inspirés endossent le malheur et l'humiliation de leurs parents et de leurs grands-parents qui ont brutalement et massivement apostasié en 1685. Cette abjuration collective a développé au sein de la population nouvellement convertie un formidable sentiment de culpabilité dont on a du mal aujourd'hui à mesurer l'ampleur et la profondeur. Ce sentiment, le discours des prophètes le traduit à sa façon en martelant : l'affliction, la honte, la souillure, la corruption, la perdition. Jusqu'à l'obsession voire la névrose, l'expressionnisme convulsif des inspirés exprime la faute et le péché. D'où à travers les transes, ces lancinants et lugubres appels à la repentance, à la pénitence et à la miséricorde. Abraham Mazel, dans ses mémoires dictées à Londres, se souvient de ces imprécations et de ces injonctions qui ravivaient la brûlure de l'apostasie et de la faute : " Amendez-vous, repentez-vous, n'allez plus à la messe, renoncez à l'idolâtrie ! " .

Toutefois, le discours prophétique n'est pas un repli morbide et suicidaire sur le malheur et la souffrance, ni même une résignation. Il exprime aussi une espérance. Les inspirés - à la suite des prédicants - savent que Canaan est proche, que la délivrance succédera aux épreuves.

Cette identification à " Israël selon l'esprit " se double d'une lecture apocalyptique de l'histoire immédiate et cruelle vécue par les huguenots. La parole des prophètes se repaît, toujours par fragments et non sans déformations, des spéculations eschatologiques, millénaristes, de Pierre Du Moulin et de Pierre Jurieu qui annoncent dans leurs écrits diffusés en Cévennes, la délivrance prochaine de l'Église, la ruine de Babylone, le châtiment de Pharaon autrement dit Louis XIV. Ici et là, des inspirés annoncent même l'imminence de " la fin du monde et de la dernière heure ".

Mais dans l'espérance inquiète de cette délivrance, la répression royale ne faiblit pas bien au contraire. Elle exaspère de plus en plus une population cévenole opiniâtre qui crie partout dans les réunions au Désert que " Dieu la vengera ".

C'est à partir de l'automne 1701 que le prophétisme se répand dans les hautes Cévennes, une région où depuis 1686 se singularise par son zèle répressif un certain Abbé du Chaila. Entre Aigoual et Bougès, apparaissent de nouveaux prophètes, des vagabonds de Dieu qui ne cessent de tenir, au péril de leur vie, des assemblées religieuses malgré les rigueurs du climat et une répression toujours plus sanglante. Parmi eux, Françoise Brès du Pont de Montvert, Henri Castanet de Massevaques, Esprit Séguier du Magistavols.

En l'espace de quelques mois, de janvier à juillet 1702, le phénomène prophétique enfle dans une étrange atmosphère de fin du monde et de grande colère. Plus grave, les inspirations des prophètes se radicalisent et se chargent d'une " énergie vengeresse " (Charles Bost) inquiétante pour l'avenir. Désormais, les ombrageux prophètes des hautes terres sont fermement décidés à délivrer l'Église comme le rappelle la célèbre vision d'Abraham Mazel des " grands bœufs noirs qui mangeaient les choux du jardin ". Au mois de juillet 1702, au sommet du Bougès, nouvel Horeb, les inspirés se muent en " instruments de la vengeance de Dieu " (Ph. Joutard). Le meurtre rituel de l'Abbé du Chaila marquait le début de la guerre des Camisards, une guerre menée de bout en bout par des prophètes armés...

Jean-Paul CHABROL, Barre-des-Cévennes, août 2001.

Allocution de Sébastien FATH,

Chercheur au Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité (CNRS/EPHE)

 

Rassembler ou multiplier ?

Le prophétisme des "réveils" de la Drôme et d'Ardèche au début des années 1930.

 

 

 

Rassembler, multiplier ? Ces deux exigences sont au cœur du prophétisme, au cœur du protestantisme. Parce que le protestantisme a renoncé à l'idée d'une institution sacrée, parce qu'il place au premier rang l'annonce - et l'interprétation- d'une Parole, il accueille volontiers, aux côtés du "pasteur-docteur", la figure du prophète, cet homme - ou cette femme - chevillé (e) à une "parole" plus qu'à une institution, saisi par l'urgence d'une interprétation qui éclaire les crises qui traversent, immanquablement, l'histoire humaine. Dans la posture du prophète, "ce n'est plus la fonction qui porte l'homme, mais l'homme qui porte la fonction"1 . Ni fonctionnaire du rite, ni enseignant encadré par une institution, le prophète est d'abord une voix qui dérange, appuyée sur une vocation et sur l'autorité de celui dont il se réclame le porte-parole, Dieu lui-même. Pour reprendre les mots de Ruben Saillens, prononcés ici-même il y a bientôt 80 ans, le prophète, c'est un homme qui, tel Elie, passe pour avoir "le courage de dire des vérités" qui peuvent "lui coûter la vie"2... ou sa crédibilité. Au sein des Églises de la Réforme, cette parole prophétique, à la fois déstabilisante et possiblement vivifiante, se joue souvent autour des dynamiques du rassemblement et de la multiplication, parce qu'on rejoint là l'essence même de ce qu'est le protestantisme.

"Rassembler" (premier pôle de la tension), c'est appeler à conjurer la "précarité" structurelle du protestantisme par le biais d'une force unificatrice. Fragilisées par leur refus de se définir par une institution sacralisée (au contraire de l'Église catholique), les Églises protestantes ont toujours eu particulièrement besoin, au cours de leur histoire, d'invitations vigoureuses au rassemblement, à la cohésion, au-delà de l'apparent éclatement des appartenances, des affiliations, des dénominations, des Églises et assemblées. Les phénomènes de "Réveil" et de prophétisme qui ont marqué le protestantisme français à l'époque contemporaine n'ont souvent pas échappé à cette nécessaire dynamique cohésive. Que ce soit dans un cri ou dans un chant, le slogan "Tous unis en Christ" a résonné, avec ardeur, dans les temples, les paroisses, Églises locales.

"Multiplier" (second pôle de la tension), c'est vouloir aussi, mais d'une autre manière, contrecarrer les effets dissolvants de la "précarité protestante". Il s'agira là, non plus de mettre l'accent sur la dynamique unitaire, mais sur le potentiel ecclésiogène du protestantisme, c'est-à-dire sa capacité, grâce à sa souplesse, à créer de nouvelles Églises, de nouvelles organisations, et, à la base, de nouveaux convertis. La "diversité" protestante, sa pluralité, son foisonnement, est ici particulièrement valorisée, en tant que manifestation de la liberté de l'Esprit. Loin d'apparaître comme une porte de sortie de la religion, le protestantisme se présente au contraire, dans cette logique de multiplication, comme un terreau privilégié d'émergences chrétiennes nouvelles. "Multiplions les champs nouveaux, les Églises", voilà ce que clameront les voix prophétiques qui se situent dans cet axe.

Durant l'époque contemporaine, que les historiens font commencer à partir de 1789, ces deux logiques prophétiques (rassembler, multiplier) se sont retrouvées à plusieurs reprises. C'est particulièrement dans les périodes de "Réveils", phases de remobilisation militante du protestantisme, qu'on peut les voir à l'œuvre. Ces "réveils", toujours délicats à dater et à circonscrire, commencèrent dans la première moitié du XIXe siècle, se poursuivant sporadiquement au XXe siècle dans des proportions et des limites qui restent encore largement à définir. Un prophétisme diversifié, qu'il porte sur les structures de la société (christianisme social) ou sur les conversions individuelles, s'est déployé en France. S'il ne fallait ne retenir qu'un épisode de ces phases revivalistes, c'est sans hésiter vers la Drôme et l'Ardèche de l'entre-deux guerres que le regard se porte. A ce moment-là, dans un temps de crise (ombre portée de la guerre, difficultés économiques), la voix des prophètes trouva un écho particulier. Deux types de revivalisme et deux types de prophétisme se rencontrèrent avec une force rare.

Le Réveil de la Drôme (réformé unitaire)

Sur la rive orientale du Rhône, c'est alors le fameux Réveil de la Drôme qui jette tous ses feux, depuis 1922, sous la conduite collégiale de la presque légendaire Brigade de la Drôme (autour, en particulier, du néo-calviniste Jean Cadier et du pasteur de Dieulefit, Henri Eberhard), qui a laissé chez toute une génération de protestants des souvenirs émus et colorés. Ce Réveil a deux caractéristiques majeures. Il entend tout d'abord appeler, très énergiquement, à la conversion individuelle, en se plaçant sur un axe de type clairement confessant, voire professant : le chrétien doit s'engager, afficher par sa conversion et sa vie nouvelle les valeurs de l'Évangile. Comme l'écrivait le pasteur M. Lador, au début d'un ouvrage intitulé La doctrine du Réveil, les brigadiers considéraient que "le Réveil, c'est le retour à la vie chrétienne normale (...) et il n'y a pas de vie normale, évangélique, sans une confession, une profession personnelle de sa foi, donc une expérience personnelle du salut"3. Au service de cette exigence, une mobilisation rhétorique de type prophétique s'est mise en oeuvre durant des années, la voix et la plume des prédicateurs revivalistes entendant secouer, tels Esaï ou Jérémie, la bonne conscience un peu léthargique du "peuple de Dieu". "Notre époque manque de prophètes !", s'exclamait par exemple le pasteur Champendal4 , dans la première phrase d'un ouvrage entièrement consacré au prophétisme, et publié par la Brigade Missionnaire en 1931. Ce livre faisait directement écho à la convention de Dieulefit en 1930, entièrement consacrée à l'étude du phénomène prophétique.

La seconde caractéristique forte de ce Réveil de la Drôme fut la dynamique unitaire. Jean Cadier, et plusieurs autres, pensaient même que la condition majeure d'un grand Réveil était la réunification réformée. La famille réformée française était alors, depuis 1872, divisée, morcelée. Au moment du réveil drômois, elle se partageait entre l'Union des Églises Réformées de France (considérée comme plus libérale) et l'Union des Églises réformées évangéliques. Aux yeux des brigadiers de la Drôme, l'unité réformée apparut progressivement comme un objectif non seulement souhaitable, mais nécessaire. L'unité réformée retrouvée, qui fut finalement atteinte en 1938, était visée comme condition d'un "réveil" réussi. La fibre prophétique fut largement mobilisée au service de cet objectif d'un revivalisme unitaire (certains ont même parlé d'une "mystique de l'unité"). Le rappel des heures glorieuses du prophétisme camisard constitue un des registres au travers desquels les brigadiers de la Drôme entendaient mobiliser, ou remobiliser les protestants. Mais le prophétisme cévenol des temps de persécution, à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècle, est évoqué avec une certaine discrétion, et sous un prisme particulier. Ce prophétisme, rattaché aussi, bien-entendu, au prophétisme biblique, est rappelé et mobilisé en vue d'exalter un prophétisme contemporain qui réponde au mot d'ordre suivant : "ni schisme, ni sectes, ni fusion"5. En clair, le prophétisme des brigadiers de la Drôme entend éviter le "séparatisme", éviter l'affaiblissement de l'institution-Église, tout en refusant un unanimisme qui fasse l'économie d'un engagement chrétien appuyé sur les doctrines traditionnelles du protestantisme. Entre l'émiettement et la fusion, le prophétisme drômois défend donc une dynamique de rassemblement autour d'un message, celui du réveil réformé, de la conversion à Christ et de l'engagement dans l'Église. Il se situe, en fait, sur un axe relativement distinct de celui du prophétisme protestant des temps de persécution, ce qui explique sans doute la relative discrétion des références faites à ce mouvement. Tandis que le prophétisme camisard, par la force des choses, était très largement désinstitutionalisé, porté par des figures indépendantes et exaltées, le prophétisme drômois se situe explicitement dans une perspective ecclésiale, encadrée doctrinalement (l'orthodoxie biblique est constamment invoquée dans la littérature des Brigadiers de la Drôme) et unitaire. Si l'on voulait résumer d'une formule, le prophétisme des Brigadiers de la Drôme, c'est un zeste de prophétisme camisard, plus le robuste appoint d'Antoine Court !

Le Réveil de l'Ardèche (pentecôtisant)

Il en est tout autrement du réveil pentecôtiste qui se déploie alors, surtout depuis 1930, à partir du Havre puis dans dans de multiples régions, au gré des déplacements de l'évangéliste anglais Douglas Scott. Quelles sont ses caractéristiques principales ? Il s'agit d'un réveil polarisé sur les conversions, tout comme le réveil drômois, mais beaucoup moins institutionnalisé, et marqué par un accent sur le miraculeux, la pneumatologie. Dieu est un Dieu qui émerveille, qui sauve et guérit tous azimuts, qui multiple et distribue les charismes à foison. La glossolalie ("parler en langue"), la prophétie, le baptême du Saint-Esprit sont particulièrement valorisés. Comme le rappelle Jacques Bost dans des souvenirs émus, le pentecôtisme c'est "l'Évangile aux quatre angles : Jésus sauve, Jésus baptise (du Saint-Esprit), Jésus guérit, Jésus revient"6. La perspective eschatologique, familière aux prophètes, est bien présente (comme chez les brigadiers), mais sous des couleurs différentes. Alors que pour Jean Cadier et les Brigadiers, paraphrasant Jean Calvin, "le temps des miracles est bien passé"7, pour les pentecôtistes, au contraire, le Réveil qu'ils défendent répond en écho direct à la prophétie de Joël : "Voici ce qui arrivera dans les derniers jours, dit Dieu : je répandrai de mon Esprit sur tout être humain. Vos fils et vos filles prophétiseront"8.

En Drôme et en Ardèche, c'est à l'entrée des années 1930 que le réveil pentecôtiste commença à se manifester de manière significative, après des prodromes dès 1927. A la fin de 1931, les pasteurs Franck Poulain et Samuel Delattre consultèrent Jean Cadier au sujet de l'éventualité d'une visite de Scott dans la région. Les brigadiers de la Drôme, sur la base d'évaluations antérieures, manifestèrent alors leurs réserves. En dépit des réticences affichées, Douglas Scott put se rendre à Privas en 1932 et y prêcher à l'invitation de Samuel Delattre. Ce dernier, qui avait écrit quelques années auparavant un ouvrage sur le prophétisme cévenol9, voyait dans le pentecôtisme un prophétisme contemporain, qu'il fallait prendre au sérieux. Scott eut un impact immédiat à Privas, et la mission pentecôtiste en Ardèche, qui durant plusieurs semaines, impulsa une orientation revivaliste bien différente de celle de la Drôme. Même si le centre de ces deux réveils est bien la conversion individuelle, le réveil ardéchois, lui, privilégie les charismes, la multiplication des dons et une certaine effervescence horizontale, tandis que les brigadiers militent pour un réveil beaucoup plus encadré doctrinalement, moins charismatique, plus unitaire. Dans les assemblées touchés par le réveil de Pentecôte, l'ordre liturgique est passablement bousculé par des prises de parole spontanées, qui fusent non seulement du prédicateur et des responsables, mais aussi de l'assistance, laissant penser à une "épidémie de prophétisme" selon les mots même que Philippe Joutard10 utilise, dans un tout autre contexte, pour décrire le mouvement des inspirés du Vivarais en 1689. En Ardèche, ce sont les pasteurs de la vallée de l'Eyrieux qui firent l'accueil le plus chaleureux aux prédicateurs pentecôtistes, parmi lesquels Donald Gee, que l'on présente parfois comme le premier théologien pentecôtiste à s'être exprimé en France. Des conversions, une piété plus intense, des réunions de prière dynamiques où "la prophétie", nous rappelle Jacques Bost, jouait très souvent un grand rôle"11, transforment pour quelques années le visage d'une partie du protestantisme ardéchois, en dépit des réticences affichées de l'autre côté du Rhône par les brigadiers de la Drôme.

Durant plusieurs années, ces deux dynamiques de réveil se sont ainsi côtoyées, soupçonnées, dénoncées souvent (y compris sur le terrain du baptême, le réveil évangélique et pentecôtisant de l'Ardèche mettant en cause la validité du baptême des enfants). Les débats et investigations ne manquèrent pas. En témoigne cette réunion extraordinaire de 140 pasteurs réformés à Nîmes, le 25 avril 1932, consacrée à une "étude objective"12 du mouvement pentecôtiste, ou les travaux de la commission présidée par le pasteur Teulon, présentés lors du synode national des Églises Réformées Évangéliques de France tenue à Auteuil du 20 au 23 juin 1933. Le pentecôtisme est présenté, dans le rapport lui-même, de manière nuancée et fouillée, avec un décalage de ton par rapport à la décision 38 du synode, qui déplore sévèrement les "divisions et à des mouvements sectaires qui, détruisant leurs forces et ruinant leur activité", rendraient les Églises "incapables de remplir leur mission dans le monde"13. On voit très bien, ici, se heurter le prophétisme de multiplication, redouté pour ses effets d'émiettement, et le prophétisme de rassemblement, présenté comme seule alternative.

Une forme de symbiose partielle s'effectua pourtant, malgré les préventions réciproques, au travers du sillage remarquable, mais relativement isolé, de Louis Dallière (1897-1976), pasteur de l'Église Réformée Évangélique à Charmes. Cet homme d'un grand charisme personnel conserva le souci unitaire en demeurant contre vents et marées dans l'Église réformée, tout en adoptant la dynamique de multiplication, au travers de son adhésion (nuancée) à la théologie des charismes propre au pentecôtisme14 (dons de guérison, dons des langues, baptême du Saint-Esprit). Dans le chapitre 7 de son opuscule de 1932 consacré au réveil pentecôtiste, il évoque les conversions pentecôtistes et souligne: "Il me semble que nous devons nous réjouir de ces conversions, et tendre à ces frères la main d'association. Protestants nouveaux-nés, que diront-ils si les protestants de longue date leur tournent le dos?"15 Au plan régional, c'est principalement grâce à Louis Dallière que la famille réformée évita un schisme local d'importance, Dallière conservant son affiliation réformée et oeuvrant tout autour de lui à jeter des ponts. Autour d'un cercle d'amis et de collègues, dans les années 1930 et 1940, puis au travers de l'Union de prière de Charmes, à partir de 1948, il poursuivit, dans un relatif isolement, cette tentative d'associer deux prophétismes, l'un rassembleur, ouvert au contrôle institutionnel et doctrinal, l'autre multiplicateur, horizontal et charismatique.

Mais l'orientation majoritaire fut la méfiance et l'incompréhension mutuelle. André Chamson nous rappela ici-même, il y a 22 ans, que "quand l'apôtre Paul nous dit, à la fois, de ne pas éteindre l'Esprit et de ne pas mépriser les prophéties, mais aussi d'examiner toutes choses et de ne retenir que ce qui est bon, il trace un chemin périlleux, au tranchant de la crête, et il y a chance que les faux prophètes couvrent la voix de ceux qui parlent en vérité"16. D'un côté comme de l'autre de cette crête, d'une rive du Rhône à l'autre, les accusations tombèrent. Tandis que Douglas Scott s'exclamait: "Nous ne voulons qu'un seul réveil, le nôtre", Jean Cadier et Henri Eberhard dénonçaient le caractère à leurs yeux trompeur, voire satanique, d'un prophétisme considéré comme obnubilé par le miraculeux et le spectaculaire au détriment de la doctrine et de la spiritualité. De part et d'autre, des jugements très durs furent portés, l'expression "faux prophète" fusant bien souvent au gré des controverses. Plusieurs crises graves émaillèrent cette confrontation, comme l'affaire de Loriol, où une paroisse réformée entière (conduite par le pasteur Albert Ingrand) rejoint le pentecôtisme avec armes et bagages en 1935, avant de retrouver le bercail l'année suivante au prix d'un douloureux effort de médiation. D'un côté, on se cala dans une "mystique de l'unité", prophétisant des lendemains radieux pour les protestants à la condition de concilier appel à la conversion et rassemblement unitaire. De l'autre, on se persuada de la supériorité décisive d'une "vie par l'Esprit" tous azimuts, au gré des aventures du charisme et de l'évangélisation. Il est singulier de constater, en jetant un regard au-delà des années 1930, que ces logiques ont toutes deux porté leurs limites propres, presque symétriques.

La première orientation (le prophétisme unitaire) a certes produit l'unité tant espérée entre les familles réformées, en 1938, mais la dynamique revivaliste proprement dite s'est ensuite largement ralentie, voire éteinte au sein de l'Église Réformée de France d'après-guerre. A tel point qu'en 2001, beaucoup de pasteurs réformés constatent, un peu amers, que leurs paroisses vieillissent, et qu'on n'en crée guère de nouvelles, tandis que les adolescents et les jeunes, c'est sur les bancs des assemblées évangéliques et pentecôtistes qu'on les retrouve. A l'inverse, la dynamique prophétique de multiplication a certes permis une impressionnante efflorescence d'assemblées pentecôtistes dans toute la France, constituant même (quantitativement) le principal phénomène de conversions religieuses du XXe siècle. Mais cette multiplication s'est faite au prix d'une faible cohésion institutionnelle, d'une certaine dissémination d'" entrepreneurs indépendants du charisme", et d'une visibilité sociale encore hasardeuse à l'entrée du XXIe siècle : les 10.000 bouddhistes pratiquant que comptent la France disposent, par exemple, d'une visibilité médiatique dix ou vingt fois plus forte que les 200.000 pentecôtistes français pratiquants d'aujourd'hui, signe d'une fragilité institutionnelle et d'un émiettement considérable. Depuis peu, les pentecôtistes semblent commencer à en prendre la mesure, après y avoir longtemps été indifférents.

Pour conclure sur cette incompréhension réciproque, durant les années 1930, entre deux logiques prophétiques, on peut rappeler -face à la tentation de la prospective- qu'il n'appartient pas à l'historien d'être prophète. La divergence des deux options prophétiques (celle des brigadiers réformés, celle des revivalistes pentecôtisants) était certainement inévitable compte tenu des logiques sociales mises en oeuvre par les deux groupes. Il reste qu'en survolant l'histoire du protestantisme de la seconde moitié du XXe siècle, on n'a sans doute pas fini de sonder les enjeux de cette tension peut-être féconde entre un prophétisme de conversion qui appelle à rassembler, et un autre qui invite à multiplier. Suivant que la méfiance, l'hostilité ou le rapprochement (avec tous les degrés qu'il comporte) s'imposent, c'est toute l'histoire du protestantisme qui peut s'en trouver modifiée.

Message final de Marcel MANOEL

Président du Conseil National de l'Eglise Réformée de France

Après cela, je répandrai mon Esprit sur toute chair, vos fils et vos filles prophétiseront, vos vieillards auront des songes, vos jeunes gens des visions... (Joël 3,1 ; Actes 2,17)

 

Mesdames et messieurs, frères et sœurs,

N'est pas prophète qui veut ! Ni qui le prétend ! Ni même qui le souhaite !

Et qui, en vérité, pourrait le souhaiter vraiment ?

L'évocation des prophètes de notre histoire, depuis Isabeau Vincent, la petite bergère de Crest, jusqu'aux Camisards, nous a rappelé ce qu'il en coûte d'être prophète ! Pas seulement en mépris et en persécutions de toutes sortes, mais aussi en perte de soi-même : ils ont été tellement habités par une parole qu'ils en ont été possédés, bousculés, vidés de leurs attachements familiaux, de leurs envies, de leurs plaisirs, bref de leur propre vie, parfois même jusqu'à leur destruction totale !

Non, frères et sœurs, n'est pas prophète qui veut ! En tous cas si l'on parle des vrais prophètes, ... et non des gourous de salon, ou des petits chefs religieux qui se constituent une cour d'adeptes à leur entière dévotion sous prétexte de prophétie ..., des vrais prophètes, appelés par le Seigneur, et saisis par la parole qu'ils reçoivent et proclament jusqu'à se mettre totalement à son service et au service du peuple à qui elle est destinée.

En prenant la parole à la fin de cette journée, je mesure la distance qui nous sépare de ce temps, et combien il serait prétentieux de notre part de nous réclamer directement de cette lignée prophétique. Nous nous sommes aujourd'hui assemblés fort paisiblement, soigneusement guidés par la gendarmerie, nous avons agréablement pique-niqué, et ce ne sont pas les dragons du Roy qui nous attendent à la sortie, mais nos confortables voitures et autocars pour rentrer tranquillement chez nous où nous pourrons garder le souvenir d'une belle journée ! Nous ne sommes pas l'Eglise du Désert, Régina MULLER n'est pas Isabeau VINCENT, et Dieu me garde de me prendre pour Abraham MAZEL !!!

Mais... Mais, devrions-nous alors en rester à la curiosité ou à la nostalgie ?

Je ne le crois pas, et je souhaiterais partager librement avec vous quelques convictions et réflexions que m'inspire cette commémoration.

***

Je voudrais tout d'abord me réjouir de l'occasion qui nous a été donnée aujourd'hui de réintégrer ces prophètes dans notre histoire. Car ils - et surtout elles ! - en ont tellement été exclus, considérés comme étrangers ! Etrangers et dangereusement étranges pour qui jugeait qu'il n'y avait là que dérèglement et péril pour la vie de l'Eglise, hors de sa tradition institutionnelle. Mais étrangers aussi, et d'une étrangeté cette fois-ci trop admirable, pour qui voyait dans cette épopée prophétique le modèle idéal d'une autre Eglise, l'Eglise vraiment fidèle, vraiment réveillée, vraiment spirituelle !

Réintégrer ces prophètes dans notre histoire, c'est leur enlever cet à priori d'étrangeté - positive ou négative - pour considérer d'abord qu'ils sont des nôtres, de notre peuple, de notre Eglise, tels qu'ils ont été, avec leur courage et leurs petites combines, avec leur fidélité intransigeante et leurs dérapages, leurs visions fulgurantes et leurs violences. Les réintégrer ainsi, ce n'est ni les récupérer, ni les édulcorer, ni surtout les juger : c'est simplement reconnaître qu'ils ont été, en leur temps et à leur place, les porteurs de la Parole qui crée l'Eglise, et donc les serviteurs de ce qui lui est essentiel.

A cette place, dans l'Eglise, les prophètes témoignent - peut-être mieux que beaucoup d'autres - de quelque chose que nous avons toujours tendance à oublier : c'est que l'Eglise reste l'œuvre de Dieu, l'œuvre de la folie de l'Evangile ; ce qui la fonde, ce qui la maintient, ce qui la fait grandir ou ce qui la sauve, c'est la folie de la Croix du Christ, la fidélité de l'amour de Dieu, et la liberté de l'Esprit qui peut toujours intervenir là où ne l'attendons pas.

Certes, Dieu nous donne des institutions, des rites, des disciplines, des ministres, et nous en avons besoin pour limiter quelque peu nos fantaisies personnelles et nous encourager dans une vie de foi. Dieu se sert de nos sagesses, de nos constances, de nos persévérances, ... mais il se sert aussi - et parfois peut-être surtout - de nos faiblesses et de nos folies. Il se sert des grands, des intelligents, des savants, mais il se sert aussi des petits, des exclus, des oubliés, comme il s'est servi de ces enfants et de ces jeunes gens, de ces femmes et de ces paysans. Dans notre histoire, au creux même de ses fragilités et de ses ambiguïtés, les prophètes et prophétesses nous rappellent que nous ne sommes pas une institution de savoir et de pouvoir, mais l'Eglise de la Croix qui ne peut vivre qu'en recevant et partageant la folie de l'amour de Dieu.

***

Peut-être pouvons-nous aller encore un peu plus loin. Car, si les prophètes sont ainsi des témoins d'Evangile, ils l'ont vécu au travers d'une attitude faite tout à la fois de vigilance, d'espérance et de service, qui devrait nous interpeller aujourd'hui.

Les prophètes ont su dire, à un moment donné : stop ! Ca ne va plus ! Nous ne voulons plus nous cacher, nous soumettre, accepter les forces du pouvoir comme une fatalité ; nous ne voulons plus nous contenter de piété privée, mais nous voulons relever l'Eglise !

Il l'ont dit fort, et ils l'ont dit avec une forte espérance : certes parfois traduite en espoirs déraisonnables ou en images aberrantes, mais avec une espérance chevillée à leur conviction que Dieu restait malgré tout le maître de l'histoire.

Une espérance qui les a ainsi poussés, non pas à se retirer dans quelque condamnation radicale ou méprisante d'une Eglise et d'un peuple chancelants, mais à se mettre à leur service, à les rassembler, à les relever, à les secouer parfois, et à leur répéter inlassablement dans leur langage le message biblique.

Vigilance, espérance, service.

Bien sûr la situation est aujourd'hui différente ! Nous ne sommes pas confrontés à l'interdiction et à l'exclusion religieuse. Les questions de foi et de religion ne suscitent d'ailleurs guère de débat, sauf quand des problèmes d'intégrisme ou de sectes dangereuses soulèvent l'émotion de l'opinion publique.

Mais ce qui fait débat, dans notre société comme dans nos Eglises, ce sont essentiellement les questions morales à propos de la vie humaine : la naissance, la filiation, la mort, la sexualité, la famille, etc. Au cœur de ces débats, il y a - je crois - l'application progressive du principe de plus en plus dominant dans notre société, celui de la légitimité absolue des choix particuliers : "Ce que je veux, j'y ai droit !", "C'est mon choix !", comme on dit à la télévision.

Un principe qui s'est imposé d'abord dans le domaine de la vie privée, où l'on a facilement considéré que les individus pouvaient faire ce qu'ils voulaient, et qui gagne maintenant tous les domaines de la vie publique où l'on considère que tous les choix individuels - quels qu'ils soient - doivent être reconnus, légitimés et soutenus sans aucune entrave, même au nom du bien commun.

Il faut reconnaître que cette revendication est largement née de la contestation légitime d'institutions qui maintenaient un système social, moral et idéologique largement inégalitaire, à l'égard des femmes et des jeunes en particulier. Et l'Eglise est loin d'être exempte de ce reproche, elle qui a parfois fait peser sur ses fidèles une chape de moralisme, bien loin de la prédication de la grâce et de la liberté évangélique.

Mais, ceci dit, devons-nous continuer à tout accepter dans ces évolutions actuelles ?

Quand cette absolutisation de la légitimité des choix personnels conteste la légitimité des choix faits ensemble, des choix de la solidarité, ou des choix qui permettent à une société de se construire autour de modèles partagés ?

Quand elle justifie les injustices criantes, l'exploitation des autres, particulièrement des plus faibles, femmes et enfants, leur exploitation économique et sexuelle ?

Quand elle prétend interdire les choix de conviction et se complaît dans la dérision de tout ?

Quand elle prétend refuser toutes limites, en particulier celles du temps avec la tentation de plus en plus grande d'affirmer notre pouvoir total sur la naissance et sur la mort, celle des générations par la confusion de plus en plus grande entre elles, celles des sexes en confondant égalité et indifférenciation ?

N'est-il pas temps de dire aussi : stop ! Ca ne va plus !

Un journaliste a écrit il y a quelques années que " les protestants étaient des anarchistes qui traversent les rues dans les clous ". Peut-être sommes-nous plutôt appelés à être aujourd'hui des gens qui osent poser des questions et parfois dire "stop", des "réboussiés" comme on dit ici, des " non-conformistes ", au sens du chapitre 12 de l'épître aux Romains, des non-conformistes vigilants pour l'espérance et le service.

Je ne veux pas dire des censeurs prompts à brandir la condamnation, parce que nous n'avons aucun droit à être des censeurs. Ni des réactionnaires opposés par principe à tout changement, tout progrès, toute technique nouvelle, parce que nous n'avons pas peur de l'avenir, ni pour nous, ni pour le monde : n'est-il pas toujours dans la main de Dieu ?

Mais des non-conformistes positifs et souriants qui, par exemple, s'obstinent à croire à la solidarité, à la fidélité, à la patience, à la paix, et qui savent prendre du temps - et parfois attendre - pour les vivre.

Des non-conformistes qui protestent que la vraie vie, ce n'est pas celle où on a pu se réaliser au maximum, soi, son corps toujours jeune et ses envies, mais celle où on a pu vivre avec les autres, construire avec eux, et pour demain...

Des non-conformistes pour la vigilance, l'espérance, le service.

Je rêve que nos Eglises soient servies par ces non-conformistes là, comme l'Eglise du Désert a été servie par les prophètes et prophétesses.

Car je crois que cette attitude rend compte de la protestation fondamentale de la Croix du Christ qui reste aussi actuelle aujourd'hui qu'au temps des prophètes ou à celui des apôtres : nous ne "sommes pas quelqu'un" par notre conformité aux modèles en cours dans la société, mais par la Parole de Dieu.

Ce qui nous fonde, ce qui nous fait, c'est cette Parole.

Ce qui nous libère, c'est la grâce qu'elle atteste.

Ce qui justifie nos actes, ce n'est pas la qualité de leur performance, mais la foi au Christ, c'est-à-dire cette relation avec Dieu dans laquelle notre vie et nos actes sont appelés, suscités, pardonnés, confortés.

Ce qui nous fait espérer, c'est la puissance et la liberté de l'Esprit.

Que le Seigneur répande sur nous cet Esprit ! Amen.

 

 

 

 

 

MUSÉE DU DÉSERT,

Le Mas Soubeyran, 30140 MIALET,

Tél : 04 66 85 02 72 - fax 04 66 85 00 02

Internet : museedudesert.com

e-mail : musee@museedudesert.com

1 Jean-Paul Willaime, La précarité protestante, Sociologie du protestantisme contemporain, Genève, Labor et Fides, 1992, p.149.

2 Ruben Saillens, discours au Musée du Désert, 6 août 1922, in Marguerite Wargenau-Saillens, Ruben et Jeanne Saillens évangélistes, Paris, Les Bons Semeurs, 1947, p.339.

3 M.Lador, in coll., La doctrine du Réveil, six études présentées à la VIIe convention de Mazamet, 1929, Dieulefit, ed. "Le Matin Vient", 1929, p.8.

4 Edouard Champendal, introduction de coll., Prophètes d'autrefois, prophètes d'aujourd'hui, Le prophétisme du Réveil, six études présentées à la VIIIe convention de Dieulefit, 1930, Dieulefit, ed. "Le Matin Vient", 1931, p.5.

5 Pierre Caron, in coll., Prophètes d'autrefois, prophètes d'aujourd'hui, op. cit., p.162.

6 Jacques Bost, in coll., La vie des Églises protestantes dans la vallée de la Drôme de 1928 à 1938, Paris, Les Bergers et les Mages, 1977, p.150.

7 P.Caron, Le Matin Vient... Journal mensuel pour le réveil et le peuple de Dieu publié par la Brigade missionnaire, mars 1932, p.3 : "Le jour de Pentecôte n'a pas été la réalisation de la prophétie de Joël. C'en a été l'anticipation, l'avant-goût. Elle ne se réalisera pleinement qu'au retour de Jésus-Christ". Il cite Calvin, Institution chrétienne, IV, 19, 18, à l'appui du fait qu'il n'y a pas lieu de prier pour les malades, pratique propre d'après-lui à l'Église primitive. (p.4) "Le temps des miracles est bien passé" (p.5).

8 Joël 3 : 1, cité par l'apôtre Pierre le jour de la Pentecôte (Actes 2 : 16 à 21). Ce texte fut déjà mis en avant à l'époque des Camisards. Cf. Philippe Joutard, Les Camisards, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 1994 (1976), p.68.

9 Samuel Delattre, Les prophètes cévenols et la guerre des Camisards, Moncoutant, 1925.

10 Philippe Joutard, op. cit., p.67.

11 J. Bost, op. cit., p.153.

12 Cf. Georges Stotts, Le Pentecôtisme au pays de Voltaire, Viens et Vois, Craponne, 1981, p.79.

13 Décision XXXVIII, "Mouvements de Pentecôte et d'Oxford", Actes et décisions du Synode National des Églises Réformées Évangéliques de France tenue à Auteuil du 20 au 23 juin 1933, Cahors, 1933, p.28.

14 Le mensuel qu'il lance en 1931, Esprit et Vie, "voix mensuelle en faveur du Réveil", comporta dès ses débuts plusieurs articles très favorables au pentecôtisme.

15 Louis Dallière, chapitre 7, "Hommes frères, que ferons-nous ?", D'aplomb sur la Parole de Dieu. Courte étude sur le Réveil de Pentecôte, Valence, Charpin et Reyne, 1932, p.48.

16 André Chamson, allocution au Musée du Désert, 1979, extrait du texte de son allocution disponible sur le site Internet officiel du Musée du Désert (www.museedudesert.com/Chamson79.htm), p.2/4.