Dr Jean Martin, Constituant, médecin cantonal
Le canton de Vaud traverse une période difficile, liée à la situation des finances cantonales et à une volatilité politique certaine, avec des citoyens désorientés devant les mutations économiques et technologiques. De plus, il n'est pas besoin d'être moralisant pour être préoccupé des avatars de certaines valeurs utiles à la vie en société.
La Table ronde réunie depuis le 1er février entend permettre aux partenaires concernés de travailler dans une ambiance différente de celle du Parlement (ou de la manif). On veut croire que tous y démontreront une vraie volonté de concertation. En réalisant que, d'une part, les moyens actuels ne permettent pas de vivre sur un pied aussi élevé que jusqu'ici et que, d'autre part, on ne peut donner des coups de barre trop brutaux en rapport avec certaines prestations (et leur qualité) auxquelles les Vaudois tiennent. La sortie de l'impasse ne serait pas facilitée par le refus d'admettre le problème: ou bien il y aura à l'avenir moins de prestations ou bien il faudra confier plus de ressources aux pouvoirs publics. Un de nos magistrats rappelait récemment le besoin de retrouver une vocation de citoyen, de dépasser son cas singulier (et la défense systématique d'intérêts personnels ou sectoriels) pour s'associer avec d'autres à la gestion de la vie publique. Donc à oeuvrer dans l'intérêt général – quoi qu'en disent certains l'intérêt général ça existe!
Les enjeux de la Constituante sont d'une autre nature et à long terme. Celles et ceux que les électeurs ont désignés ont pour mission, sur la base de l'histoire, de principes auxquels nous tenons et de l'évolution politique et sociale, de se projeter en avant pour proposer une nouvelle loi fondamentale.
Une Constitution pour le 21e siècle ne peut pas être un amoncellement d'idées avec des listes de droits de tous ordres. Mais elle ne saurait être non plus réduite aux têtes de chapitre d'un traité de droit. Elle doit donner un ancrage non seulement à des valeurs issues de la Révolution française ou de 1848, mais aussi à celles dont nous aurons besoin demain. On ne saurait l'écrire en regardant en arrière, vers une époque où le rôle de l'État se limitait pour l'essentiel à administrer la justice et faire la guerre. Sans être un professeur Tournesol il faut être un peu visionnaire et rédiger un texte qui ait du souffle, comme cela a été dit.
A une autre échelle (mais comme la Table ronde au croisement de l'économique et du politique), le Forum mondial de Davos 1999 vient de donner lieu à des prises de position qui interpellent. Ses organisateurs disent leur sérieuse préoccupation quant à un modèle occidental (nord-américain surtout) qu'on prétendrait le seul possible: dans TIME du 1er février 1999, C. Smadja s'alarme d'une vision arrogante "tunnelisée" des grands responsables privés. Deux Chefs d'État, Ruth Dreifuss et Roman Herzog, ont demandé une mondialisation qui accorde plus de place aux valeurs humaines et sociales. Les entendant, on se mettait à rêver que, convaincus, les géants de la finance et de l'économie prendraient les bonnes résolutions indispensables. Mais les conversations de couloir montraient que ce qui était entré par une oreille était sorti par l'autre, ont noté les observateurs. Business is business. Pour ma part, à chaque fois que j'entends affirmer que l'orientation actuelle est la seule appropriée, je me demande si, lorsqu'ils courent le monde, il arrive à ces super-patrons de sortir des bureaux d'entreprises et des hôtels pour voir comment la destruction de modes de vie (notamment de modes de culture et d'élevage traditionnels) ne semble pas faire le bonheur des gens... A Bouillon de culture du 29 janvier 1999, Alain Duhamel réfutait l'idée que l'avenir de la Communauté européenne était une autoroute sans autre issue que de foncer dans une seule direction prédéterminée. On espère ardemment que l'autoroute de la mondialisation ait aussi des issues latérales tant soit peu conviviales et que ceux qui mènent le bal comprendront qu'il convient de les emprunter.
Lausanne, le 23 février 1999