Forum de la Constituante

 

Vade retro Patria

Lettre ouverte d'un constituant au sujet de la disparition du mot «Patrie» au profit de «Solidarité» sur le drapeau vaudois.

O Patrie si lointaine, comme le Ranz des vaches, était un choeur patriotique qui faisait pleurer les mercenaires suisses dans leurs casernes ou lors des campagnes qui ravageaient l'Europe au XVIIIe siècle, au point de saper leur ardeur au combat. La patrie, c'est le «pays des pères», celui dans lequel on a ses racines. Les «Pères de la Patrie», ces grands hommes politiques qui se sont donnés corps et âme pour faire naître le canton de Vaud en 1803 n'ont pas volé leur surnom. Quant à la devise «Liberté et Patrie» (la création du drapeau vaudois fut l'un des premiers actes des autorités le 14 avril 1803), elle résume magnifiquement tout ce pour quoi on avait lutté et qui méritait dorénavant d'être cultivé.

Vendredi dernier, des élus représentatifs du peuple vaudois ­ l'Assemblée constituante serait plus proche de la société civile que le Grand Conseil car tous les partis (sauf le Parti radical) ont ouvert leurs rangs à des indépendants – ont décidé de frapper un grand coup en reléguant la «Patrie» aux oubliettes. Elle sera remplacée par la «Solidarité». Un des ces mots à la mode utilisé à toutes les sauces, du responsable des finances qui l'invoque pour lancer un nouvel impôt aux manifestants qui réclament que l'on ferme les yeux lorsque quelqu'un s'est mis hors la loi.

Pas préparée, la Constituante n'a que peu débattu sur la question et a voté spontanément. Elle a montré ce qu'elle valait. M. Francis Thévoz a demandé, avec sagesse, le vote nominal. On connaît donc le fond de la pensée de chaque élu. Pour une majorité de Vaudois, la «Patrie» ne veut ainsi plus rien dire. Les champions de la «Solidarité» ne sont pas des citoyens mauvais ou dangereux. Ils n'ont simplement pas le sentiment d'appartenir à une communauté unie, liée à la terre vaudoise, la terre des aïeux. Plus loin que le traditionnel conflit gauche-droite, la Constituante voit se dessiner en son sein un affrontement entre conservateurs plus ou moins éclairés et rénovateurs plus ou moins stressés par le devoir d'annoncer des nouveautés à la presse. Même si l'on reviendra sur cette question en deuxième lecture, le coup est parti. Cette jeune Constituante qui prétend avoir du souffle a ainsi commencé; avec un gros rot. C'est peut-être le peuple qui lui apprendra à dire pardon lors de la votation finale.

Pourtant les temps ont changé. Le peuple vaudois n'est plus viscéralement attaché à sa terre. Les gens veulent bouger. Les médias nous y poussent. On déménage souvent. On fait sa vie avec deux voire trois conjoints successifs. Il faut aller se former ou se perfectionner ailleurs, si possible très loin. Alors les frontières gênent l'individu, les douanes ne protègent plus, elles agacent. Sur le plan religieux, on va goûter ce qui nous plaît à plusieurs râteliers. Dans la maison de la famille vaudoise, ce ne sont plus la cuisine et la chambre à coucher qui requièrent les plus grands soins mais le salon où l'on reçoit et le corridor. Comme on y étouffe, on demande du «souffle»: il faut ouvrir les portes. Ainsi s'impose la société du courant d'air.

Conséquents et honnêtes avec eux-mêmes, les constituants champions de la mobilité trouveront logique et «solidaire» que l'on accorde le droit de vote aux étrangers. Car dans la maison cantonale, celui qui amène provisoirement des étagères IKEA très utiles pour tous n'a-t-il pas autant de mérite que celui qui était déjà là et qui enlève la poussière sur le buffet de la cuisine? On n'a plus le temps d'apprendre à faire du sentiment. Le canton ressemble à un hall de gare, ou à une usine qui encaisse et redistribue des sous. Seule compte sa rentabilité; fusionnons au-dedans ou au-dehors s'il y du fric à gagner. Et rave pour l'esprit de village qui, sur le plan cantonal, s'appelle Patrie.

Gilbert Marion Président de la Société vaudoise d'histoire et d'archéologie, Constituant,

Grandcour