I Qu'est-ce que la Constitution, sinon une forme dans laquelle se coulent la politique et l'histoire? Se prêterait-elle à une analyse purement juridique, indépendante des passions et des circonstances du moment? Poser ces questions, c'est déjà y répondre, car l'étude du droit constitutionnel ne doit être ni abstraite, ni aride ni surtout hermétique. A côte du politicien et de l'historien, le constitutionnaliste fera donc bien de se réserver une place modeste. Mais il peut bien aussi prendre sa part à la célébration d'un centenaire, car il porte sur le passé un regard différent et lui donne son propre éclairage. C'est que la Constitution ne peut pas être vue comme l'inerte tableau de conceptions éphémères. Elle est faite pour durer, autant que pour gouverner. Important sans doute, son millésime ne saurait cacher d'autres aspects de la réalité sociale: la Constitution est aussi et d'abord une loi qui régit des êtres humains, et son effet dynamique touche constamment la communauté toute entière. Elle est ainsi bien plus que le résultat d'une volonté passagère: en commandant la vie publique, elle agit sur chacun de nous, d'une manière souvent invisible, et néanmoins profonde. Cette force normative de la Constitution, il appartient au juriste de la définir, et parfois même de l'orienter, sans oublier toutefois qu'elle vient du peuple, qui est dans notre pays le seul vrai constituant: en 1885, c'était lui qui avait mis la réforme en mouvement, et c'est lui encore qui a voté le texte.
A cette époque, on croyait que les problèmes se résolvaient par des révisions constitutionnelles. Cette confiance accordée à la loi fondamentale s'expliquait: l'instrument était encore assez neuf` et il symbolisait la démocratie et la liberté récemment conquises. Aujourd'hui, nous devrions être un peu désabusés. Mais sommes-nous vraiment devenus plus sages? Il est permis d'en douter, à voir les efforts inlassables et vains qui sont mis depuis deux décennies au service d'une révision totale de la Constitution fédérale. Quoi qu'il en soit, les constitutions du siècle dernier se succèdent à un rythme rapide. Aux trois refontes de la Constitution fédérale répondent, en quarante ans, les trois révisions totales de la Constitution vaudoise. Celle de 1845 fit suite à une révolte armée; ratifiée par environ deux voix contre une, elle eut un résultat tangible qui n'était pas voulu: la scission de l'Eglise réformée. Le régime radical qu'elle établissait suscita des mécontentements, qui rendirent inévitable la réforme de 1861. Celle-ci touchait quelques points importants: elle allégeait les obligations militaires, nuançait les articles confessionnels, introduisait l'initiative législative et le référendum financier. Elle réunit près des quatre cinquièmes des suffrages et fut ainsi, de loin, la mieux acceptée des constitutions de l'époque, peut-être parce qu'elle accentuait la démocratie. Le parlement et le gouvernement fuient entièrement renouvelés. Reflétant mieux désormais la diversité des courants politiques, ils menèrent à bien une œuvre législative de grande envergure: en moins de cinq ans furent adoptées les lois sur le Grand Conseil, le Conseil d'État, l'Eglise nationale, les écoles, les incompatibilités.
L'opposition n'était pourtant pas désarmée. Minoritaire, mais non sans force, le parti libéral conservateur remit en cause la Constitution, avec un slogan qui n'avait rien de révolutionnaire, mais qui se révéla vite populaire: «Ordre et économie». Les libéraux réclamaient davantage de rigueur dans la gestion financière, ainsi que l'élection par le peuple du Conseil d'État et du Tribunal cantonal. Les radicaux, de leur côté, acceptaient l'idée d'une refonte, en préconisant surtout une réforme fiscale, notamment la réduction de l'impôt foncier et une progression plus forte pour les autres contributions. Sur le principe du changement, il y avait convergence: aussi l'initiative en vue de la révision totale fut-elle approuvée dans une portion de trois contre un, le 16 décembre 1883. Toutefois, sur les modalités concrètes, le consensus fut plus difficile à trouver: le 1er mars 1885, il n'y eut que trois électeurs sur cinq pour sanctionner l'œuvre de la Constituante; après avoir donné l'impulsion, les libéraux finirent par voter non, faute d'avoir obtenu un compromis. Mais la majorité du peuple vaudois restait docile et suivait les avis de ses députés.
Les meilleures constitutions, disait Napoléon Bonaparte, sont courtes et obscures.
Celle de 1885 ne répond ni à l'une ni à l'autre exigence. Sa lecture n'est pas rapide, mais pas non plus malaisée. Pour la comprendre, il suffirait peut-être de se rappeler les préoccupations momentanées auxquelles elle obéit. Cependant, pour évaluer ses mérites, il faut prendre du recul: 100 ans après, on s'aperçoit que la réforme a quelque chose d'inachevé, laissant des lacunes et des oublis. Bref, derrière les zones de lumière' il subsiste des ombres.
II Au crédit de la Constitution centenaire, on portera deux sortes de choses: elle renforce le libéralisme et la démocratie; puis elle résout quelques problèmes concrets.
1. Sur les principes, il serait vain de chercher des bouleversements. La maxime de la souveraineté populaire, héritée du XVIIIe siècle, est simplement maintenue (art. 1 et 22). Il en va de même pour la séparation des pouvoirs et pour le catalogue des libertés, dont une partie est d'ailleurs calquée sur la Constitution fédérale: les libertés de presse (art. 7), d'association (art. 8), d'établissement (art. 9) et de pétition (art. 10) demeurent telles quelles. Tout au plus perçoit-on, ici et là, des idées neuves: les incompatibilités sont assouplies, la loi de 1851 s'étant avérée trop rigide; le principe d'égalité est étendu à tous, conformément au droit fédéral (art. 2, al. 1); la liberté des cultes devient un vrai droit fondamental et son exercice ne dépend plus de l'appréciation du législateur (art. 15, comparé à l'ancien art. 12); la liberté de conscience et de croyance est garantie dans les écoles publiques (art. 18, al. 2 et 3). Sont conservées les règles qui corrigent – heureusement – les lacunes du droit fédéral: la protection contre les arrestations arbitraires (art. 4), la présence du jury dans les procès criminels (art. 73); l'inviolabilité du domicile (art. 5), l'interdiction de la peine de mort (art. 11), la garantie de la propriété privée (art. 6), la liberté d'enseignement (art. 16).
S'il y a un domaine où le constituant de 1885 s'est montré plus audacieux, c'est celui des droits politiques. Le droit de vote est lui-même un peu élargi (art. 23 et 24). Le citoyen devient éligible à toutes les fonctions dès l'âge de vingt ans (art. 34, 53 et (35). Jusqu'en 1885, la révision de la Constitution n'était pas clairement réglementée: désormais, une procédure est prévue, qui paraît désuète aujourd'hui, mais qui était remarquablement précise pour son époque. Il faut dire que la démocratie directe était alors en faveur. L'aile gauche du parti radical en réclamait le développement. Aussi le référendum et l'initiative populaires lurent-ils traités de manière généreuse et détaillée. Le nombre de signatures requis demeurait certes élevé: 6'000, c'est-à-dire un dixième environ des électeurs inscrits, proportion beaucoup plus forte que maintenant. En revanche, l'objet du droit d'initiative n'était pas limité: la demande populaire pouvait viser n'importe quel genre de texte, Constitution, loi, décret, décision individuelle (art. 27, ch. 1). Quant au droit de référendum, il était ouvert, à titre facultatif, sur toutes les lois et tous les décrets (art. 27, ch. 2). Le vote était même déclaré obligatoire, dès que la loi ou le décret entraînait une dépense extrabudgétaire excédant 500'000 francs. Sur ce point, il convient de relever que le système s'exposait à la critique. S'il est automatique, le référendum financier se concilie mal avec le référendum facultatif dans les autres matières: il est déraisonnable, peu pratique et souvent inéquitable de conférer un rang. supérieur à certains textes, simplement parce que leur application coûte plus cher. Dès lors, il n'est pas surprenant que les droits populaires aient été retouches trois fois depuis 1885 et que d'autres réformes soient prévues pour un avenir assez proche.
2. A la fin du XIXe, l'assainissement des finances publiques était le principal des problèmes concrets que la révision totale était censée résoudre. Ainsi s'expliquent les règles nombreuses et précises qui ont été posées sur l'établissement du budget (art. t15), les dépenses extraordinaires (art. 46), les dépassements de crédit (art. 48); l'emprunt était subordonné à l'autorisation du Grand Conseil; il était interdit à l'État d'utiliser, soit la Banque cantonale, soit les établissements d'assurance, pour se procurer des fonds (art. 49); la Constitution ordonnait la réorganisation du contrôle des finances et de la comptabilité (art. 58, al. 3). Un engagement solennel était pris à l'article 98: «le nombre des fonctionnaires sera réduit dans les limites des services publics». Téméraire ou trop vague, cette promesse ne sera certes pas tenue, est-il besoin de le signaler? Mais les intentions étaient nettes: le ménage de l'État devait être plus strictement tenu, l'endettement freiné, les abus proscrits. A ces préoccupations était lié un autre souci, plus légitime encore, celui de la justice fiscale. Une pétition qui réunissait 24'000 signatures demandait l'allégement de l'impôt foncier, une répartition plus équitable de l'impôt sur la fortune mobilière, la défalcation des dettes et des charges de famille. La nouvelle Constitution leur donna satisfaction, en ajoutant toutefois la progression de l'impôt, grâce à une mémorable victoire de la gauche.
III A côté de ces transformations, dont beaucoup étaient des progrès incontestables, certaines réformes ont avorté, et plusieurs questions restèrent sans réponse.
1. La Constituante était bien persuadée que le peuple voulait simplifier l'administration et la justice. Sous un autre nom, c'était déjà la maxime: «moins d'État». Mais on s'aperçut qu'elle était d'application délicate. Ses partisans estimaient superflu, par exemple, le poste de chancelier; il fut cependant maintenu, à une faible majorité. Les mêmes députés pensaient que la nouvelle Constitution fédérale rendait dorénavant inutiles le Département militaire et celui de l'agriculture et du commerce. Ils affermaient sérieusement que «la besogne du Conseil d'État a diminué». Mais la Constituante a craint d'affaiblir le gouvernement en le réduisant à cinq membres; le nombre avait déjà été abaissé, de treize a neuf en 1831, de neuf` à sept en 1861. Raisonnable pour les uns, magique et sacré pour les autres, le chiffre de sept fut conservé. Toutefois, on ne voulut pas non plus rehausser le prestige du Conseil d'État en confiant son élection au peuple. Cette innovation, souhaitable au regard de la démocratie et de la séparation des pouvoirs, faisait encore peur à la majorité, qui tenait par dessus tout à la prédominance du Grand Conseil. Dès lors, il était logique dc conserver le même système pour la nomination des juges cantonaux: s'ils étaient désignés au suffrage universel, disait-on, ils auraient sur le gouvernement une supériorité peu souhaitable. Pour l'élection du parlement lui-même, 3'000 pétitionnaires revendiquaient un système qui garantirait la représentation des minorités; toutefois, les partis au pouvoir se refusèrent à toute concession. La proportionnelle, comme l'élection populaire du Conseil d'État, attendra quelques décennies encore. Il en ira de même pour l'autonomie de l'Eglise nationale. Pourtant, les plaies ouvertes en 1845 n'étaient pas refermées. Le problème restait douloureux. En particulier, l'emprise de l'État sur une corporation purement spirituelle continuait à inquiéter. Les succès prolongés de l'Eglise libre prouvaient la vanité des efforts accomplis pour mettre la main sur les affaires confessionnelles. Et cependant, ici aussi, la Constituante montra plus de timidité que de vrai libéralisme. Elle se contenta de maintenir les privilèges des communes catholiques du district d'Echallens et n'apporta qu'une correction de plume au statut officiel de l'Eglise évangélique réformée.
2. Si les constituants de 1885 ont donc reculé devant des changements qui semblaient parfois nécessaires, ils ont aussi laisse dans leur œuvre quelques lacunes surprenantes. D'abord, ils ont omis, sauf exception, dc définir les tâches de l'État. Vans d'autres constitutions cantonales, cet oubli était au moins partiellement réparé par de longues énumérations des compétences du Grand Conseil et du Conseil d'État. Mais la Constitution vaudoise ne contient rien de tel. Elle caractérise en termes très vagues les fonctions du parlement (art 33, al. 1; 45 sq.) et du gouvernement (art. 53; 59 sq.). Elle demeure muette sur leurs activités concrètes. Elle décrit des procédures, pose des principes abstraits et ne dit rien sur la substance des choses. Les préoccupations matérielles en sont comme absentes. Les questions économiques ou sociales n'y sont presque jamais abordées, sous une seule réserve importante: il est juste de relever que le constituant de 1885 s'est soucié de la jeunesses et surtout de sa formation, car il a prescrit l'instruction publique, y compris l'enseignement professionnel (art. 17), l'éducation des enfants malheureux et abandonnés, a côté dc l'assistance des pauvres (art. 94). Mais était-ce assez pour combattre la misère et les désastreuses conditions de travail? Quant à l'enseignement, les intentions étaient audacieuses, pour ne pas dire utopiques. L'article 17 disposait: «L'État et les communes ont l'obligation de donner aux établissements d'instruction publique le degré de perfection dont ils sont susceptibles, eu égard aux besoins et aux ressources du pays.» Cette promesse a-t-elle été tenue? un enseignant serait mal placé pour l'affirmer. On voit du moins que la Constitution envisage depuis 100 ans l'idéal d'une «meilleure école pour tous»; elle ne nous apprend cependant pas comment le réaliser.
Certes, on doit apprécier une constitution à la lumière des conceptions de l'époque. Aux hommes de la fin du XIXe siècle, on ne saurait reprocher d'avoir traduit leur idéologie libérale. Mais, là non plus, leur ouvrage n'est pas tout à fait complet. Il manque au catalogue des droits de l'homme, outre la liberté d'expression et celle de réunion, une définition large de la liberté personnelle, qui comprendrait l'intégrité corporelle et spirituelle. Or, il appartenait aux constitutions cantonales de prévoir ces garanties essentielles, qui faisaient défaut dans la Constitution fédérale. A nos yeux, le libéralisme de 1885 aurait pu faire preuve d'un peu plus d'imagination et de générosité.
IV Comme l'historien, le Juriste ne peut pas s'empêcher de juger, voire de critiquer. Mais il faut rester équitable. Une centenaire peut bien avoir quelques rides. Si elle n'a pas encore été répudiée par le peuple qu'elle régit, c'est sans doute qu'elle a ces qualités primordiales qui font oublier les inconvénients du grand âge, notamment la modération et la solidité. La Constitution de 1885 est d'ailleurs assez souple pour qu'à l'expérience, on lui prête parfois un sens que ses rédacteurs n'avaient sans doute pas voulu. Il est vrai aussi qu'elle a subi de nombreuses opérations chirurgicales, pas toujours esthétiques, quelques amputations et surtout des transplantations d'organes. Aussi a-t-elle changé en vieillissant: près de la moitié des articles n'a-t-elle pas été modifiée? Aujourd'hui, ses auteurs ne la reconnaîtraient qu'à peine. Mais cela n'implique pas qu'ils auraient à en rougir, et cela n'enlève rien à l'hommage qui leur est dû
Etienne Grisel.
document/constitu/grisel.htm